La photographe Alexandra Stewart était sur place au Café Orr pour capturer cette conversation entre Ravy Puth, illustratrice de COMMENT TRANSFORMER UNE BANANE EN VÉLO et Luca Palladino.

Luca Palladino: Salut Ravy!

Ravy Puth: Allô Luca!

Luca: Qu’est-ce que tu penses du livre? Quelle a été ta première réaction? 

Ravy: Ma première réaction a été: «Wow, une couverture rigide!» Pour vrai!

Luca: Est-ce que c’est la première fois que tu illustres un album avec couverture rigide? Nous, chez Kata, on pense à toi comme une star illustratrice et donc, dans notre tête, on imagine que tu as déjà tout fait!

Ravy: Non, je ne pensais pas en termes comparatifs avec d’autres livres. C’est plus que, pour ce livre là, je n’avais absolument aucune idée de la direction que ça allait prendre parce qu’il y a tellement d’avenues possibles en édition. Ç’a été une réaction très émotive.

Luca: Donc c’est positif émotif?

Ravy: Oui, très positif! Haha! L’album est super beau!

Luca: Qu’as-tu pensé du livre quand tu l’as lu la première fois? Qu’est-ce qui te parlait dans cette histoire là?

Selon moi, nous avons vraiment besoin de livres comme ça, qui ne sont pas axés sur une personne superhéros qui va sauver le monde, mais sur le fait que collectivement, on peut changer les choses. – Ravy Puth

Ravy: La première fois que je l’ai lu, j’ai beaucoup aimé le livre. Je me suis dit: «Wow! Un livre sur la communauté, sur le vivre-ensemble, sur le don au suivant!» Selon moi, nous avons vraiment besoin de livres comme ça, qui ne sont pas axés sur une personne superhéros qui va sauver le monde, mais sur le fait que collectivement, on peut changer les choses. J’ai aussi beaucoup aimé la façon dont c’est écrit, c’est très rythmé.

Luca: Lorsqu’on a entamé le processus, on a décidé qu’il y aurait une conversation entre toi et Jerry (Dougherty, l’autrice du livre) sur les personnages, leurs origines culturelles, leur diversité en termes de genre, d’âge, etc. On cherchait un équilibre là-dedans et vous avez fait un excellent travail. Tu as une approche visuelle très unique, une façon de représenter les différentes cultures qui t’est propre. Peux-tu nous parler de ton cheminement par rapport à ça? 

Ravy: Il faut que je sois succincte ! J’avais une autre carrière avant l’illustration: j’étais coordonnatrice de projets à l’échelle locale en environnement et en arts communautaires. Devenir illustratrice, pour moi, ç’a été accidentel: dans mon parcours professionnel, je n’avais d’autres choix que de m’inventer une profession. Et l’illustration, c’est une profession auto-proclamée. J’ai eu cette idée lorsque j’ai migré en France pendant 3 ans: ç’a été une expérience rocambolesque, avec beaucoup de défis! Puis comme dans toutes les histoires de migration, c’est difficile au début de refaire sa vie. Je me sentais très seule parce que je n’étais pas entourée. Je suis souvent allée à la bibliothèque et je me suis rendu compte que c’était un lieu d’accueil pour les nouvelles personnes qui viennent d’arriver dans une ville. Et puis là, je suis retombée dans les BD et j’ai découvert une BD nouveau genre, plus intimiste, sous l’appellation de «roman graphique». Forcément, j’avais un œil différent par rapport à l’adolescence. J’ai fait des études en sciences sociales et donc, j’ai développé des outils pour nommer les idées d’un point de vue académique; aussi, des outils d’analyse, de méthodologie et des outils très critiques aussi.

C’est là que je remarque qu’il n’y a pas mon visage dans la plupart des livres… En tant que personne racisée, cette épiphanie de se rendre compte qu’on ne se voit pas dans les livres, ce n’est pas un cas isolé…

– Ravy Puth

Ravy: Alors, c’est là que je remarque qu’il n’y a pas mon visage dans la plupart des livres… En tant que personne racisée, cette épiphanie de se rendre compte qu’on ne se voit pas dans les livres, ce n’est pas un cas isolé: c’est le cas de plusieurs personnes qui ne font pas partie de la culture dominante. Malheureusement, les espaces pour en parler et pour pouvoir le partager sont rares, donc on apprend un peu à vivre avec, en se disant: «C’est comme ça, c’est normal et ce n’est pas un problème.» En fait, ça n’a jamais été un très gros problème dans ma vie, jusqu’à la naissance de mes nièces. Aujourd’hui, elles ont 11 et 12 ans et depuis qu’elles sont venues au monde, je me pose davantage de questions sur la pérennité des choses et sur ce que moi, je pourrais leur amener dans leurs vies. En même temps, j’avais le goût de refaire de l’art après 10 ans sans dessin. J’ai démarré ma carrière en illustration avec l’envie de raconter mon histoire et en me disant: «Si je le fais, ce sera sous mes conditions et ce sera en représentant des gens qu’on ne voit pas souvent.» Bref, quand j’ai rencontré Jerry et quand tu m’as approchée, ç’a été parfait! Juste le fait qu’au téléphone, tu aies nommé ton envie active d’aller dans cette direction, j’ai voulu embarquer tout de suite!

Je voulais aussi me retirer du processus en tant qu’« homme blanc». Je voulais vraiment que ce soit une discussion entre les deux créatrices du livre et vous donner une complète liberté là-dessus.

– Luca Palladino

Luca: Je voulais aussi me retirer du processus en tant qu’«homme blanc». Je voulais vraiment que ce soit une discussion entre les deux créatrices du livre et vous donner une complète liberté là-dessus. Vous êtes deux artistes super allumées, donc le produit de la discussion ne pouvait qu’être encore meilleur! Je pense que c’est important de faire confiance. En tant qu’éditeur, on prend parfois un rôle assez imposant dans le processus, mais je pense que c’est important de savoir se retirer en faisant confiance aux créatrices. Parce que si on ne fait pas confiance aux créatrices, alors pourquoi faire ce métier?

Ravy: Oui, ç’a été vraiment une bonne idée de nous faire nous rencontrer, Jerry (Dougherty, l’autrice) et moi. En discutant de façon informelle, en lui posant plus de questions, je me rendais compte à quel point cette histoire était importante pour elle. Parce que c’est son histoire, en fait: dans le fond, elle et son conjoint sont le couple et les enfants du voisinage viennent cogner pour demander une banane! C’est Jerry qui m’a dit qu’elle voulait que le couple soit biracial. Sur la page couverture, c’est Jerry aussi, version enfant! Je voulais vraiment la représenter parce que c’est son histoire, mais aussi parce qu’elle a un cheminement personnel fascinant. Elle s’identifie comme biraciale: elle a des racines jamaïcaines et des racines Pieds-Noirs. Je me suis dit que ça pourrait être intéressant de ne pas voir la diversité culturelle dans un livre comme un sujet qui doit être explicite et dont on parle de façon très lourde ou intellectuelle. Que ça soit un album qui n’officialise pas la diversité, qui ne l’annonce pas comme: «Regardez! Nous représentons la diversité!» De montrer que ça fait partie du paysage culturel, tout simplement.

Luca: Exactement, que c’est quelque chose de tout à fait normal. Et c’est ce que le livre fait: c’est une normalisation de la diversité de genres, de la diversité culturelle, de la diversité des origines, sans mettre le doigt dessus. Donc l’enfant qui lit ce livre se concentre sur l’histoire, et le fait qu’il y ait une diversité dans le livre, ça va de soi, c’est implicite.

Ravy: Tout à fait.

Luca: J’aime bien les joues de tes personnages, elles ont différentes teintes selon la couleur du visage et il y a vraiment une recherche de ta part. Peux-tu me dire pourquoi les joues sont si marquées et contrastées, et comment tu choisis les couleurs des joues?

Ravy: En fait, j’étais en recherche de mon style, je pratiquais beaucoup. Et je me suis rendu compte que j’avais tendance à dessiner des visages esthétiquement très léchés: on ne voyait pas les dents ou les joues, et le nez, c’était juste un petit trait. Or, c’est en mettant l’accent sur ces traits de visage là qu’on voit la différence entre les gens. Quand on travaille sur la représentation, on ne peut pas s’attarder à faire une représentation d’un groupe ethnoculturel complet parce que, même dans un même groupe ethnoculturel, il y a des différences entre ses membres. Par exemple, chez les Asiatiques, les Laotiens et les Cambodgiens sont très foncés, alors que les Chinois et les Vietnamiens sont plus pâles. Aussi, les Cambodgiens ont des yeux ronds avec de longs cils, mais les Vietnamiens et les Chinois ont des yeux plus petits et en amande.

Bref, quand on n’approfondit pas les questions sur les différences ethnoculturelles, on tombe dans les pièges des clichés, je crois.

– Ravy Puth

Bref, quand on n’approfondit pas les questions sur les différences ethnoculturelles, on tombe dans les pièges des clichés, je crois. Pour moi, c’est vraiment important de représenter les personnages différents même dans leurs spécificités, même la petite différence de couleur de peau qu’il peut y avoir. Par exemple, on peut représenter 3 ou 4 personnes asiatiques qui ont des couleurs de peau très différentes, et la forme de leurs joues est très différente aussi. Ce que j’ai personnellement l’habitude de faire, c’est choisir la couleur de fond pour la peau; ensuite, pour les joues, je vais prendre la teinte plus foncée dans la même palette de couleurs. C’est comme ça qu’on peut voir dans une même page qu’il y a vraiment une multitude de couleurs de peaux. Je n’ai pas inventé cette idée! Je me suis inspirée de Karl James Mountford, un de mes illustrateurs préférés. Il y a vraiment cette notion dans ses livres: les personnages ont des caractéristiques vraiment très, très différentes de l’un à l’autre. Par exemple, dans un livre où il y a beaucoup de personnages dans un marché à aire ouverte, on voit des familles, des couples, puis on aperçoit des couples biraciaux. Ça ne parle pas nécessairement de ça: c’est l’histoire d’une enfant qui veut sauver son éléphant, mais il y a cette touche un peu spéciale. J’avais vraiment envie de mettre cette touche là que j’ai vue dans un seul livre, chez un seul illustrateur. Pour moi, ça fait une différence et je me suis dit: «Wow! C’est super!» 

Luca: Le vélo est central dans cette histoire et tu as pris plaisir – je le vois par ton illustration – à illustrer le vélo. Tu as été sélectionnée par Kata parce que tes vélos étaient tellement cools ! Parle-moi un peu de ton amour du vélo.

Ravy: Le vélo a une place vraiment importante dans ma vie. Je faisais partie des gens qui ont le lourd secret de ne pas être capable de conduire un vélo à l’âge adulte! J’étais incapable de tenir sans tomber sur un vélo à deux roues… C’était mon plus gros secret, je n’osais pas le dire à personne. Et c’est devenu lourd quand je suis partie en voyage en Asie : là, je me suis rendu compte qu’on n’est pas à Montréal, il n’y a pas la STM! Je n’avais pas (et je n’ai toujours pas) mon permis de conduire, donc je ne pouvais pas louer de scooter. Ça allait me coûter cher en moto taxi et la seule autre option, c’était le vélo. J’étais partie en Asie du Sud-Est 7 mois pour aller découvrir mes racines, mettre les pieds au Cambodge pour la première fois. Ç’a été aussi quelque chose de faire face à une de mes plus grandes peurs, le vélo! Ça représentait aussi ma peur de l’échec. De fil en aiguille, j’ai eu l’occasion d’apprendre dans une petite ruelle du Vietnam, avec ma coloc de dortoir qui poussait mon vélo comme on fait avec les enfants et avec les Vietnamiens qui tapaient des mains pour m’encourager! C’était super humiliant, mais c’était vraiment cool. J’ai donc appris à faire du vélo à 21 ans.

Luca: Comme quoi le voyage ouvre des portes, nous permet de lâcher prise… On a confiance en soi autrement quand on est loin des regards.

Le vélo, ç’a été le début de faire face à ma peur de l’échec, de découvrir mes capacités, de ne pas avoir peur de l’imperfection. – Ravy Puth

Ravy: Oui, vraiment. Le vélo a ensuite pris beaucoup de place dans ma vie parce que pendant ce voyage-là, après avoir appris à faire du vélo, j’en ai acheté un. J’ai fait le sud du Cambodge à vélo, seule. Ç’a été très long parce que je ne m’y connaissais pas, mais j’ai découvert le pays d’une autre façon, à travers les rizières et tout ça. Ç’a été rocambolesque, c’était drôle! Le vélo, ç’a été le début de faire face à ma peur de l’échec, de découvrir mes capacités, de ne pas avoir peur de l’imperfection. Et quand j’étais en France, j’ai fait les Pyrénées, j’ai fait une partie des Vosges… Donc oui, j’ai une grande histoire d’amour avec le vélo! Pour moi, ça représente aussi la liberté puis l’«empowerment», et c’est pour ça que j’aime bien le représenter dans mes dessins. Justement, dans mon portfolio, j’aime bien représenter les personnages (surtout les femmes) dans des contextes où elles partent à l’aventure, et c’est souvent avec un vélo. Ce n’est pas toujours un choix très stratégique au niveau technique, parce que c’est compliqué, dessiner un vélo! 

Luca: Génial! Merci, Ravy!